15 mai 2014

Chant des trois années


Chant des trois années : 
Paul PATTIER évoque la dure épreuve de la captivité à Brüx !

 

   Paul PATTIER, rattaché au camp 17/18 de Brüx écrira des textes sur la vie dans les kommandos de travail de « Brüx-Hydrierwerk » et dans le camp proprement dit. Les textes sont par moments « codé », compréhensible par ceux qui ont partagé le même environnement. Nous livrons au lecteur ce texte « Chant des trois années » qui est une évocation des années 1941, 1942 et 1943 en Bohême où les dures conditions d’existence des prisonniers du kommando n°459 sont relatées. Notons que pour la compréhension du texte par le lecteur, nous avons parfois mentionné à l’intérieur de crochets une information ou une traduction, quand celles-ci nous étaient connues.



Paul PATTIER, un personnage impliqué dans la vie culturelle du camp 17/18 de Brüx :
Il écrira avec Roger KOLLER, l’opérette « Pénélope » qui sera mise en musique par
Léon FERRERI et jouée au camp 17/18 de Brüx. Croquis Paul-Robert BON.


Chant des trois années



Quand les temps seront révolus ;
Quand les beaux jours de l’Hydrierwerk ne seront plus ;
Voici ce que deux ombres d’ex-prisonniers du camp B [camp n°18] de Brüx, remuant les cendres de leurs souvenirs,
Psalmodieront, un jour, dans un royaume des morts des siècles à venir :


Y- Il y avait une fois l’Hydrierwerk, avec pour horizon les monts métalliques de Bohême,
Dont les pentes, en Avril, moutonnaient de frondaisons aux nuances d’une richesse extrême.
Z- Il y avait la colline de Brüx, piquée de sa tour sans garde [il s’agit du château dit « Schlossberg »], comme une présence
Où ne veillait cependant pas notre sœur Anne d’Espérance…..
Y- Il y avait les barbelés,
Qui semblaient vouloir empêcher les gens de s’en aller,
De s’en aller musarder tout le long des blés,
Avec, par exemple, de blondes jeunes filles de ces petits villages qui, de loin avaient l’air presque heureux de vivre,
Parce qu’ils se cachent dans l’air bleu dont, bien sûr, les hommes libres s’enivrent,
Tschausch et Triebschitz, Nieder et Obergeorgenthal,
Oberleutensdorf, Maltheuern et Rosenthal [localités environnantes] :
Avec des souvenirs de rencontres sportives, et d’autres, d’un genre différent, c’était fatal !
Z- Il y avait le réveil à 4 heures et demie,
Qui ne parvenait pas à troubler le calme des chambrées endormies.
Y- Il y avait, toute proche, l’Usine amie….. ( ?!?!)
Toute proche, et nous appelant de tous les ronronnements de ses machines.
Y- Il y avait la pelle et la pioche, à tous, égalitairement nous courbant l’échine.
Y- Il y avait « l’invitation au voyage » par les Werkschutz [service de sécurité des entreprises ou police des entreprises].
Z- Il y avait la plaisanterie usée des « Rauchverbot für das gesamte Werk » [Défense de fumer dans toute l’usine]…. mais… Chut !
Y- Il y avait la journée de douze heures.
De douze heures de dur labeur.
Un transport général et supplémentaire de bois de chauffage ;
Et parfois, à la sortie, des ennuis avec des gardiens pas très bien au courant des usages.
Z- Il y avait les jeux de la brique et du béton, de la ferraille et de la terrasse, et le pavage des routes revêches.
Et, un peu partout, l’irrespirable « Portlandzement » [ciment de Portland] qui vous faisait la gorge sèche.
Y- Il y avait les petites du laboratoire [qui se trouvait dans l’enceinte des chantiers de l’usine où du personnel féminin pouvait être affecté],
Qui mettaient un peu de rêve bleu dans notre captivité sans histoire.
Z- Il y avait cette confusion de langues « italo-tchéko-provençalo-germano-polako-bretonne »
Sur des chantiers aux noms impossibles et à l’Arbeit [travail] uniformément monotone,
(Principalement pour ceux dont l’essentielle préoccupation consistait à s’appuyer sur leurs manches de pelles).
Y- Il y avait des machineries que personne ne sait comment çà s’appelle.
Z- Il y avait des Tchèques et leurs « ne rozumish »….
Y- Il y avait la bibliothèque tant bien achalandée où tout le monde en trouvait pour ses goûts et ses 5 pfennig
Depuis le dernier Larousse jusqu’aux moyen-âgeux fabliaux.
Z- Il y avait Biblio [surnom de Jean GOUROT, le bibliothécaire].
O Muse redis moi… et toi, Renommée aux cents bouches, descends donc plus vite que çà du parnasse.
(Mais je me souviens à temps de 2 lignes par lui censurées sur un mien papier et j’en passe !...)
Y- Il y avait hors d’atteinte du profane, des volumes précieux qui étaient quasiment tabous.
Et sur les murs, l’humoristique et hilarant Dubout.
Z- Il y avait le tableau d’affichage [situé près de la bibliothèque],
Où par le verbe et par l’image,
Peintres et polémistes se livrèrent à de virulentes attaques ;
Où les Zazous, par exemple (tu te souviens) et les Cocomacaques
Prolongèrent leurs polémiques,
Leurs polémiques épiques ;
Où DAVESNE nous donnait de littéraires et substantifiques
Critiques ;
Où nous goûtions l’originalité des poésies de GABÉ ;
Où le camp A [camp 17], il faut l’avouer, se montrait, littéralement parlant, supérieur au camp B [camp 18].
Où MERLE et COTTEL, entre autres, se livrèrent à des débauches de verve,
(Parce que, après tout, les artistes il faut bien que çà serve !)
Où PATOZ, enfin, classa périodiquement de fort ressemblantes gueules.
Y- Il y avait ceux qui, le long des barbelés, lorgnaient les passantes plus ou moins bégueules,
Et qui les dévoraient du regard avec des râles de fauves en rut.
O l’hystérie de l’homme brut !
(Mais cela n’était le fait que des plus atteints, en somme !)
Z- Il y avait les expositions qui nous redonnaient pour un temps notre fierté d’hommes :
Merveilles de patience des bois sculptés et des travaux artisanaux ;
Talent incontesté de nos peintres aux palettes et aux crayons presque originaux.
Y- Il y avait les policiers du camp qui, tout de même n’avaient pas de matraques.
Z- Il y avait la Strafbaracke [baraque des punis, cellule d’arrêt], mon Dieu, oui ! la Strafbaracke…..
Des barbelés dans les barbelés, jugez un peu !
Mais que voulez-vous, n’est-ce pas, on à l’humour qu’on peut !
Y- Il y avait la visite, et l’émoi profond en la présence de 3 tampons de l’Infirmerie du Camp B.
…Ces pauvres travailleurs des bataillons [B.A.B. = Kriegsgefangenen-Bau- u.Arbeits-Bataillon.] qui étaient toujours mal tombés !
Z- Il y avait le Serbe, puis le Polonais du Camp B, et les docteurs bien français du Camp A.
Chez ceux-ci, le tampon « Schonung » [dans le langage des camps, ce terme signifie exempté de travail], qui savait s’appliquer aux cas intéressants, et celui du Camp B qui ne le savait pas.
Y- Il y avait les « Innen-Dienst » [services intérieurs] spécialisés.
Spécialisés dans l’épluchage des Kartoffel [pommes de terre en allemand] et des Rutabagas incompréhensiblement méprisés.
Z- Il y avait les Kolrabi [Kohlrabi, chou-rave en tchèque]
Y- Il y avait dans ma chambre, l’épouvantable entêtement de Sabi.
(Mais je ne puis citer dans les détails tous les faits et gestes d’Hydrierwerk, merveilleux ou singuliers).
Z- Il y avait le sport en général, et Patate en particulier.
Patate, qui promenait sa popularité sur le terrain de foot, aux alentours du Laboratoire et tout le long des barbelés.
Patate, qui, hors de cette ambiance, se devait de n’être plus que l’ombre de lui-même,
Patate ayant été tout spécialement créé et mis au monde pour épater les filles de Bohême.
Y- Il y avait le Théâtre qui nous présentait tout autre chose que des navets :
Opérettes et fantaisies de CHAMBARETAUD, de KOLLER ou de PICAVET,
Alternant avec du moderne et du classique.
Z- Il y avait une très acceptable musique.
Y- Il y avait le susdit KOLLER et Marc MEYER, nos subtils chansonniers ;
Evidemment conçus  de toute éternité pour réjouir les pauvres prisonniers.
Z- Il y avait la Grand’Messe du Dimanche avec chorale.
Y- Il y avait les matinales exhibitions de l’équipe théâtrale,
Présentant invariablement un numéro de ramassage de poubelles d’un réalisme des mieux réussis.
Z- Il y avait les puces aussi…
Y- Il y avait les conférences :
POILLY Robert et Robert BRÉGEON,
Qui chacun à leur façon.
Nous promenèrent parmi les gens et choses de douce France.
-Biblio [surnom de Jean GOUROT, le bibliothécaire], dont les causeries littéraires emportaient au septième ciel de la poésie un public de qualité.
-Maurice GABÉ, qui sut nous faire goûter la germaine littérature, malgré le parti-pris premier de l’hostilité.
-Charles BOCHEREL, dont les histoires de nègres réjouissaient dûment l’assistance.
-De RENGERVÉ, commentant le droit et l’histoire avec compétence.
Z- Il y avait le R.P. CORBE, dont l’impressionnante auréole d’omniscience s’adoucissait d’inénarrable popularité,
Et qui était le grand diseur des bobards de qualité,
Qui nous parlait tour à tour de l’évolution, du principe de causalité ou de Charles Trenet.
Et dont l’allant, le dynamisme et la sportivité, irrésistiblement vous entraînaient.
Y- Il y avait d’abracadabrantes histoires de relève…..
Z- Il y avait les « Marche ou Crève » [nom donné à un type de cigarettes]
Dont le parfum était célèbre jusque parmi les peuplades les plus éculées de l’Europe Centrale.
Et qui, pour nous, remplaçaient avantageusement les Gauloises bleues par trop banales.
Y- Il y avait les Gars, qui, pour nommer les choses par leur nom, étaient très forts :
Tel le « Tréteau » prétentieux et démesuré, ornant les cartes de travail des malades abandonnés à leur triste sort.
Telles les « Marche ou Crève » de luxe qu’à l’instant vous citiez.
Aussi les « Chapeaux verts » et les « beaux-frères » en vigueur sur tous les chantiers,
Les « Gueule en Or » et les brillants « Casque de Cuivre »
Les pullulants « Choux-verts » qui vous mettaient au cœur la joie de vivre.
Les « Komm-Komm » [Venez-venez] de 15 ou 20 firmes et les « Nimbus » plus ou moins anémiés.
(Je me souviens avec bonheur d’un rayonnant « Sourire d’Avril » et même d’un très identique Saint Galmier).

Z- Souvenons-nous des jours heureux de l’Hydrierwerk où nous étions les braves et purs « Gefang » [prisonniers] sous le signe du triangle et du K.G. [abréviation de Kriegsgefangenen, soit prisonnier de guerre]
….Quand nous nous rependions sur les routes du Dimanche en longues théories dont nous mitigions la martiale discipline par nos airs dégagés !
….Quand déferlaient dans l’usine monstre nos hordes houleuses de dantesques tâcherons.
Y- Souvenons-nous des jours anciens et pleurons !

Puis les deux ombres d’ex-prisonniers du Camp B disparaîtront dans les ténèbres du Walhalla [Le Walhalla est un temple néo-dorique en marbre situé à Donaustauf au bord du Danube, à 10 km en aval de Ratisbonne, en Bavière, Allemagne. Ce monument imposant fut édifié dans la vallée du Danube entre 1830 et 1842 dans un site imposant, par l'architecte Leo von Klenze pour le compte du roi Louis Ier de Bavière. Ce dernier voulait en faire le mémorial (la Walhalla constitue le séjour des héros dans la mythologie nordique) des grands hommes qui illustrèrent la civilisation allemande : artistes, militaires, rois, empereurs, scientifiques, personnalités, etc... [1] ]Alors se lèveront deux ombres à treillis larges et courts du Camp B,
Qui diront de l’Hydrierwerk les difficiles, les mirifiques, les homériques débuts.
Car, si j’en parlais moi-même, tard venu du Camp B, il y aurait de l’abus ! [2]

Paul PATTIER




Paul PATTIER écrira qu’au-delà des barbelés du camp 17/18 :
« Il y avait la colline de Brüx, piquée de sa tour sans garde, comme une présence
Où ne veillait cependant pas notre sœur Anne d’Espérance….. »[3]



Sources :
[2] Documentation François Léger

[3] Cliché : documentation François Léger

Article de François Léger d'après sa documentation


13 mai 2014

Adieu, les gars !...


Aux victimes du bombardement de Brüx du 12 mai 1944



Vous aviez comme nous longuement attendu,
Vers des cieux moins grisaille étaient vos cœurs tendus,
Ô frères malheureux, dans la mort étendus !

Vous aviez, comme nous, là-bas, votre village,
Usine, échope, étal, bureau, riant cottage...
Et ces lointains aimés vous soufflaient le courage.

Vous chérissiez souvent les évoquer, le soir,
Quand, néfaste rôdeur, planait le désespoir...
Déjà des bras s'ouvraient pour vous y recevoir !

Bras de vieilles mamans, sur le seuil avancées,
Bras de gosses grandis, bras blancs de fiancées,
Bras d'épouses enfin, aux fidèles pensées.

Lorsque le camp dormait en écoutant leurs voix,
Il vous est arrivé de connaitre les lois
D'un destin douloureux ... et de pleurer parfois ...

Mais, un jour, c'est l'enfer ! Mon Dieu quelle hécatombe !
Le ciel laisse échapper des chapelets de bombes,
Le feu, le fer et l'eau viennent fermer vos tombes...

Ce sont membres épars et crânes pourfendus,
Lambeaux humains noircis aux poutres suspendus...
Ah ! déchirants adieux qu'on n'a pas entendus !

Dans ce tohi-bohu, ce sont en toutes langues
Des cris mourants  jetés par des bouches exsangues ...
Dernier sursaut de l'âme au sortir de sa gangue ...

Et, tandis qu'aveuglé, dans ce fumant décor,

L'ami venu trop tard recueille votre corps,
Là-bas, l'être adoré veut espérer encor...

Mes frères, est-il vrai, qu'un simple mot : "Patrie"
Demande tant de pleurs et tant de chair meurtrie ?

Près de vos humbles croix, je m'agenouille et prie ...

Henri GIRAUD, mle 51.897/IV B
Schimberg (Komotau), mai 1944





("Le Lien" extrait du n° 171 de mai-juin 1974)