Chant des trois années :
Paul PATTIER évoque la dure
épreuve de la captivité à Brüx !
Paul PATTIER, rattaché au
camp 17/18 de Brüx écrira des textes sur la vie dans les kommandos de travail
de « Brüx-Hydrierwerk » et
dans le camp proprement dit. Les textes sont par moments « codé »,
compréhensible par ceux qui ont partagé le même environnement. Nous livrons au
lecteur ce texte « Chant des trois
années » qui est une évocation des années 1941, 1942 et 1943 en Bohême
où les dures conditions d’existence des prisonniers du kommando n°459 sont
relatées. Notons que pour la compréhension du texte par le lecteur, nous avons
parfois mentionné à l’intérieur de crochets une information ou une traduction,
quand celles-ci nous étaient connues.
Chant des trois années
Quand les temps seront révolus ;
Quand les beaux jours de l’Hydrierwerk ne seront
plus ;
Voici ce que deux ombres d’ex-prisonniers du camp B [camp n°18] de Brüx, remuant les cendres de leurs souvenirs,
Psalmodieront, un jour, dans un royaume des morts des
siècles à venir :
Y- Il y avait une fois l’Hydrierwerk, avec pour horizon les monts
métalliques de Bohême,
Dont les pentes, en Avril, moutonnaient de frondaisons
aux nuances d’une richesse extrême.
Z- Il y avait la colline de Brüx, piquée de sa tour sans garde [il s’agit du château dit
« Schlossberg »], comme une présence
Où ne veillait cependant pas notre sœur Anne d’Espérance…..
Y- Il y avait les barbelés,
Qui semblaient vouloir empêcher les gens de s’en aller,
De s’en aller musarder tout le long des blés,
Avec, par exemple, de blondes jeunes filles de ces petits
villages qui, de loin avaient l’air presque heureux de vivre,
Parce qu’ils se cachent dans l’air bleu dont, bien sûr,
les hommes libres s’enivrent,
Tschausch et Triebschitz,
Nieder et Obergeorgenthal,
Oberleutensdorf, Maltheuern et Rosenthal [localités environnantes] :
Avec des souvenirs de rencontres sportives, et d’autres,
d’un genre différent, c’était fatal !
Z- Il y avait le réveil à 4 heures et demie,
Qui ne parvenait pas à troubler le calme des chambrées
endormies.
Y- Il y avait, toute proche, l’Usine amie….. ( ?!?!)
Toute proche, et nous appelant de tous les ronronnements
de ses machines.
Y- Il y avait la pelle et la pioche, à tous, égalitairement nous
courbant l’échine.
Y- Il y avait « l’invitation au
voyage » par les Werkschutz [service
de sécurité des entreprises ou police des entreprises].
Z- Il y avait la plaisanterie usée des « Rauchverbot für das gesamte Werk » [Défense de fumer dans toute l’usine]…. mais… Chut !
Y- Il y avait la journée de douze heures.
De douze heures de dur labeur.
Un transport général et supplémentaire de bois de
chauffage ;
Et parfois, à la sortie, des ennuis avec des gardiens pas
très bien au courant des usages.
Z- Il y avait les jeux de la brique et du béton, de la ferraille et de
la terrasse, et le pavage des routes revêches.
Et, un peu partout, l’irrespirable « Portlandzement » [ciment de Portland] qui vous faisait la gorge sèche.
Y- Il y avait les petites du laboratoire [qui se trouvait dans l’enceinte
des chantiers de l’usine où du personnel féminin pouvait être affecté],
Qui mettaient un peu de rêve bleu dans notre captivité
sans histoire.
Z- Il y avait cette confusion de langues « italo-tchéko-provençalo-germano-polako-bretonne »
Sur des chantiers aux noms impossibles et à l’Arbeit [travail] uniformément monotone,
(Principalement pour ceux dont l’essentielle
préoccupation consistait à s’appuyer sur leurs manches de pelles).
Y- Il y avait des machineries que personne ne sait comment çà
s’appelle.
Z- Il y avait des Tchèques et leurs « ne
rozumish »….
Y- Il y avait la bibliothèque tant bien achalandée où tout le monde en
trouvait pour ses goûts et ses 5 pfennig
Depuis le dernier Larousse jusqu’aux moyen-âgeux
fabliaux.
Z- Il y avait Biblio [surnom de Jean GOUROT, le bibliothécaire].
O Muse redis moi… et toi, Renommée aux cents bouches,
descends donc plus vite que çà du parnasse.
(Mais je me souviens à temps de 2 lignes par lui
censurées sur un mien papier et j’en passe !...)
Y- Il y avait hors d’atteinte du profane, des volumes précieux qui
étaient quasiment tabous.
Et sur les murs, l’humoristique et hilarant Dubout.
Z- Il y avait le tableau d’affichage [situé près de la bibliothèque],
Où par le verbe et par l’image,
Peintres et polémistes se livrèrent à de virulentes
attaques ;
Où les Zazous, par exemple (tu te souviens) et les
Cocomacaques
Prolongèrent leurs polémiques,
Leurs polémiques épiques ;
Où DAVESNE nous donnait de littéraires et substantifiques
Critiques ;
Où nous goûtions l’originalité des poésies de GABÉ ;
Où le camp A [camp 17], il faut
l’avouer, se montrait, littéralement parlant, supérieur au camp B [camp 18].
Où MERLE et COTTEL, entre autres, se livrèrent à des
débauches de verve,
(Parce que, après tout, les artistes il faut bien que çà
serve !)
Où PATOZ, enfin, classa périodiquement de fort
ressemblantes gueules.
Y- Il y avait ceux qui, le long des barbelés, lorgnaient les passantes
plus ou moins bégueules,
Et qui les dévoraient du regard avec des râles de fauves
en rut.
O l’hystérie de l’homme brut !
(Mais cela n’était le fait que des plus atteints, en
somme !)
Z- Il y avait les expositions qui nous redonnaient pour un temps notre
fierté d’hommes :
Merveilles de patience des bois sculptés et des travaux
artisanaux ;
Talent incontesté de nos peintres aux palettes et aux
crayons presque originaux.
Y- Il y avait les policiers du camp qui, tout de même n’avaient pas de
matraques.
Z- Il y avait la Strafbaracke [baraque des punis, cellule d’arrêt], mon Dieu, oui ! la Strafbaracke…..
Des barbelés dans les barbelés, jugez un peu !
Mais que voulez-vous, n’est-ce pas, on à l’humour qu’on
peut !
Y- Il y avait la visite, et l’émoi profond en la présence de 3 tampons
de l’Infirmerie du Camp B.
…Ces pauvres travailleurs des bataillons [B.A.B. = Kriegsgefangenen-Bau-
u.Arbeits-Bataillon.] qui étaient
toujours mal tombés !
Z- Il y avait le Serbe, puis le Polonais du Camp B, et les docteurs
bien français du Camp A.
Chez ceux-ci, le tampon « Schonung » [dans le langage des camps, ce terme signifie
exempté de travail], qui savait
s’appliquer aux cas intéressants, et celui du Camp B qui ne le savait pas.
Y- Il y avait les « Innen-Dienst » [services intérieurs] spécialisés.
Spécialisés dans l’épluchage des Kartoffel [pommes de terre en allemand] et des Rutabagas incompréhensiblement
méprisés.
Z- Il y avait les Kolrabi [Kohlrabi, chou-rave en tchèque]
Y- Il y avait dans ma chambre, l’épouvantable entêtement de Sabi.
(Mais je ne puis citer dans les détails tous les faits et
gestes d’Hydrierwerk, merveilleux ou singuliers).
Z- Il y avait le sport en général, et Patate en particulier.
Patate, qui promenait sa popularité sur le terrain de
foot, aux alentours du Laboratoire et tout le long des barbelés.
Patate, qui, hors de cette ambiance, se devait de n’être
plus que l’ombre de lui-même,
Patate ayant été tout spécialement créé et mis au monde
pour épater les filles de Bohême.
Y- Il y avait le Théâtre qui nous présentait tout autre chose que des
navets :
Opérettes et fantaisies de CHAMBARETAUD, de KOLLER ou de
PICAVET,
Alternant avec du moderne et du classique.
Z- Il y avait une très acceptable musique.
Y- Il y avait le susdit KOLLER et Marc MEYER, nos subtils
chansonniers ;
Evidemment conçus
de toute éternité pour réjouir les pauvres prisonniers.
Z- Il y avait la Grand’Messe du Dimanche avec chorale.
Y- Il y avait les matinales exhibitions de l’équipe théâtrale,
Présentant invariablement un numéro de ramassage de
poubelles d’un réalisme des mieux réussis.
Z- Il y avait les puces aussi…
Y- Il y avait les conférences :
POILLY Robert et Robert BRÉGEON,
Qui chacun à leur façon.
Nous promenèrent parmi les gens et choses de douce
France.
-Biblio [surnom de Jean GOUROT, le bibliothécaire], dont les causeries littéraires emportaient
au septième ciel de la poésie un public de qualité.
-Maurice GABÉ, qui sut nous faire goûter la germaine
littérature, malgré le parti-pris premier de l’hostilité.
-Charles BOCHEREL, dont les histoires de nègres
réjouissaient dûment l’assistance.
-De RENGERVÉ, commentant le droit et l’histoire avec
compétence.
Z- Il y avait le R.P. CORBE, dont l’impressionnante auréole
d’omniscience s’adoucissait d’inénarrable popularité,
Et qui était le grand diseur des bobards de qualité,
Qui nous parlait tour à tour de l’évolution, du principe
de causalité ou de Charles Trenet.
Et dont l’allant, le dynamisme et la sportivité,
irrésistiblement vous entraînaient.
Y- Il y avait d’abracadabrantes histoires de relève…..
Z- Il y avait les « Marche ou Crève »
[nom donné à un type de cigarettes]
Dont le parfum était célèbre jusque parmi les peuplades
les plus éculées de l’Europe Centrale.
Et qui, pour nous, remplaçaient avantageusement les
Gauloises bleues par trop banales.
Y- Il y avait les Gars, qui, pour nommer les choses par leur nom,
étaient très forts :
Tel le « Tréteau » prétentieux et démesuré, ornant les cartes
de travail des malades abandonnés à leur triste sort.
Telles les « Marche ou
Crève » de luxe qu’à l’instant
vous citiez.
Aussi les « Chapeaux
verts » et les « beaux-frères »
en vigueur sur tous les chantiers,
Les « Gueule en Or »
et les brillants « Casque de Cuivre »
Les pullulants « Choux-verts »
qui vous mettaient au cœur la joie de
vivre.
Les « Komm-Komm »
[Venez-venez] de 15 ou 20 firmes et les
« Nimbus » plus ou moins anémiés.
(Je me souviens avec bonheur d’un rayonnant « Sourire d’Avril » et
même d’un très identique Saint Galmier).
Z- Souvenons-nous des jours heureux de l’Hydrierwerk où nous étions
les braves et purs « Gefang » [prisonniers] sous le signe du triangle et du K.G. [abréviation
de Kriegsgefangenen, soit prisonnier
de guerre]
….Quand nous nous rependions sur les routes du Dimanche
en longues théories dont nous mitigions la martiale discipline par nos airs
dégagés !
….Quand déferlaient dans l’usine monstre nos hordes
houleuses de dantesques tâcherons.
Y- Souvenons-nous des jours anciens et pleurons !
Puis les deux
ombres d’ex-prisonniers du Camp B disparaîtront dans les ténèbres du Walhalla [Le Walhalla est un temple
néo-dorique en marbre situé à Donaustauf au bord du Danube, à 10 km en aval de
Ratisbonne, en Bavière, Allemagne. Ce monument imposant fut édifié dans la
vallée du Danube entre 1830 et 1842 dans un site imposant, par l'architecte Leo
von Klenze pour le compte du roi Louis Ier de Bavière. Ce dernier
voulait en faire le mémorial (la Walhalla constitue le séjour des héros dans la
mythologie nordique) des grands hommes qui illustrèrent la civilisation
allemande : artistes, militaires, rois, empereurs, scientifiques,
personnalités, etc... [1] ]. Alors se lèveront deux ombres à treillis
larges et courts du Camp B,
Qui diront de l’Hydrierwerk les difficiles, les
mirifiques, les homériques débuts.
Paul PATTIER
Sources :
[1] Source : http://fr.wikipedia.org/
[2] Documentation François Léger
[3] Cliché : documentation François Léger
Article de François Léger d'après sa documentation
Article de François Léger d'après sa documentation
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