Je suis un évadé du IV C
Aussig était, comme beaucoup de camarades le savent, un centre très fréquenté par les K.G. Il y avait là nombre de lieux de séjours aux noms gracieux : Borax, Schicht, etc. ; on avait choisi pour moi Schicht. Vous savez cette usine à capitaux anglais qui fabriquait des matières premières volées en France et ailleurs, de la margarine et des tracteurs, du dentifrice ou du miel, du savon à barbe ou du cidre, - et j'en oublie.
La vie y était pleine de distractions, dont la principale était le déchargement du charbon "pendant les heures de repos". C'est pourquoi, vexé du procédé, je décidai d'aller voir en France si la vie y était aussi déplaisante qu'on nous l'avait fait entendre.
C'est alors qu'en allant à l'hôpital (un jour à ne rien faire ...), je rencontrai Raymond BLACHE, comme moi ancien de Brüx, et qui mijotait, lui aussi, une seconde petite fugue. Pourquoi ne pas essayer ensemble ?
Il ne restait plus qu'à fixer la date. La lecture des journaux nazis ne nous procurait pas à cette époque (décembre 1941) de gros plaisirs. C'est cependant sur l'un deux que je pus lire que les voyages étaient interdits aux civils du 20 décembre au 04 janvier. Ce qui nous incita à profiter de la foule inévitable et à fixer le départ au 18. Ainsi nous réaliserions ce que nous avions rêvé, être pour Noël en France.
Dirai-je un mot des défroques endossées pour le voyage ? BLACHE avait un pantalon zazou zazou et des chaussures réglementaires, une veste civile ma foi assez propre et un ciré noir reçu dans un colis. Quant à moi, un pantalon de toile noire "emprunté dans une armoire de Luftschutz", des chaussures très bien mais un peu petites..., un blouson anglais teint par mes soins (ce qui fait que, bleu au départ, il était vert à l'arrivée) et un ciré tout à fait croquignolet, qui fut, lui, emprunté à un cocher de l'usine.
Voilà pour les costumes et les décors ! Les fonds je les avais depuis Brüx. Obtenus par quelques trafic de cigarettes, chemises, tickets de soupe, dessins et autres ...
Vint donc le grand jour. Nous nous étions donné rendez-vous sous un pont le long de l'Elbe. Neige ..., froid ..., c'était vraiment à vous encourager de délaisser ce pays.
Je m'habillai, enfilai ma capote et sortis un peu plus tôt que d'habitude, accompagné de mon camarade FERRAIL. Nous devions traverser une rue pour rallier notre lieu de travail. Les werkschutz se chauffaient à l'intérieur. FERRAIL traversa... avec ma capote sur le dos et moi je tournai le dos à l'usine. J'avais un rendez-vous avec une charmante jeune femme tchèque, afin de lui faire mes adieux. Échange de photos, promesses d'écrire ou de revenir (ça c'était encore possible ...) et ma foi nous promenant ainsi je faillis oublier l'heure. J'arrivai essoufflé au lieu de rendez-vous, juste à temps pour voir BLACHE qui s'éloignait. Il n'était pas content mais je dois reconnaître qu'il y avait de quoi. Bref, après nous être inspectés des pieds à la tête et nous être reconnue l'allure d'authentiques Chleuhs, il fallut user l'heure qui nous restait avant le départ du train. Blague dans le coin, le train était à 08h47. Le jour se levait lorsque vers 08h40 nous entrâmes en gare. Guichet : 2, aller Stuttgart, aucune difficulté. 08h44, nous fonçons sur le quai un "schwartz-weiss" à la bouche, parmi les schupos, werkschutz, S.S. et autres animaux (il y avait des civils... pas beaucoup, mais il y en avait). Le train était à l'heure (l'horaire n'était pas encore supervisé par la R.A.F. ni par la S.N.C.F.). Ça nous rappelait déjà un peu Paris... le métro vers midi. Nous étions coincés entre la porte des w.c. et un groupe de trois polizei qui en échangeaient de bien bonnes en riant à gorge déployées (ils ne se tapaient pas sur les cuisses simplement parce qu'il n'y avait pas de place).
Naturellement aussi, chaque fois qu'un voyageur éprouvait le besoin de se rendre aux w.c. c'était un échange de politesse, je m'en tirais encore. Quant à BLACHE il s'en tirait ma foi très bien aussi en répondant "ya ya" à tout. Nous n'osions pas sortir ostensiblement nos vivres. En effet, BLACHE avait fourni deux flasques de liqueur (usine), un autre camarade des barres de sucre et le chocolat des colis. Ç'aurait pu paraître suspect et contraster un peu violemment avec les tartines jumelées nazionales.
Bref, nous arrivons à Eger. Nous devions changer. Chance, le train était sur l'autre voie du quai où nous arrivions. Foule, foule avec un peu de femmes, un petit peu moins d'uniformes. Au moment où nous allions nous embarquer, et comme, avec la galanterie qui nous est naturelle (hum...) nous laissions passer deux jolies filles vêtues de l'uniforme de "l'arbeisdienst", l'une d'elles nous demande un simple renseignement. Je répondis poliment. Et nous voici dans le train... juste devant le compartiment réservé au contrôle... et à côté de nos deux filles en uniforme.
Après un moment, l'une d'elles commença à s'agiter, laissant tomber son mouchoir ou émettant des réflexions sur la chaleur ou le paysage, réflexions qui attendaient une réponse... Prudence, prudence. Nous ne bronchions pas. Mais ce que femme veut...
Au cours d'une attaque directe je dus engager la conversation. Cette douce enfant m'ayant alors confié qu'elle parlait l'allemand avec un accent car elle était française, je ne pus moins faire que lui dire, après avoir été successivement allemand puis tchèque, que nous étions travailleurs français. Quelle bombe atomique avais-je lâché... Une rafale de baisers, un tir de harcèlement de sourires, et des cris à ameuter tout le wagon. "Ah, vous êtes français ... c'est merveilleux, etc.". Ce n'était pas très rassurant. Aussi, lui glissai-je à l'oreille qu'un peu de discrétion nous arrangerait bien car nous étions de vulgaires K.G. en rupture de barbelés. Alors ce fut du délire et les deux petites nous remorquèrent jusqu'à leur compartiment où se trouvaient une de leurs amies et un Alsacien. Là, ces amis inespérés nous donnèrent cigarettes, tickets de pain, argent ... et la route la plus courte pour aller jusqu'à Stuttgart, malgré les 35 minutes de retard du train de 08h47. Il nous restait 7 minutes pour reprendre les billets et revenir prendre notre train. Nous ne connaissions pas la gare. Ce fut nos deux jeunes filles qui le firent pour nous et n'acceptèrent pas que nous leur remboursions les billets. Re-train dans le même compartiment. Le voyage fut charmant jusqu'à Strasbourg. Strasbourg déjà la France, un peu, car pour nous Strasbourg était française comme l'Alsace et la Lorraine. Les jeunes Alsaciennes qui étaient avec nous ne nous l'avaient-elles pas prouvé ? Cependant nous devions nous quitter et continuer notre voyage sur les boggies des wagons jusqu'à Nancy. Manque de chance ou au contraire chance inespérée, des policiers passent avec des lampes et des chiens et inspectent les boggies, nous refluons au buffet où nous retrouvons nos amis alsaciens. Il est minuit. Interdit de sortir de la gare. Prochain train pour Mulhouse où veulent nous emmener nos guides, 06h... 06 heures à attendre en gare. Dangereux et nous le savons. Là encore je n'ose citer les noms de nos amies, nous les remercions de tout notre coeur pour leur courage et leur esprit d'initiative. Elles ne nous avaient pas caché que les S.S. feraient certainement une ronde, et elles nous dirent de nous coucher sur la banquette de la salle d'attente et quoiqu'il arrive de faire semblant de dormir. Vers 03h, les S.S. font leur apparition : "papiers". Notre groupe fut le dernier. Nos amies étaient allongées presque complètement sur nous. Elles présentèrent leurs papiers aux S.S. (je rappelle qu'elles étaient en uniforme), puis plaisantèrent avec eux pendant... je ne sais mais cela nous parut terriblement long. Et les S.S. partirent sans rien nous demander...
A 06h, nous reprenions nos billets pour Mulhouse où nous arrivions vers 11h et l'une de nos amies nous emmenait chez elle, nous faisait coucher dans son propre lit. Combien de temps avons nous dormi ? Je l'ignore, très peu sans doute. Notre amie vint nous réveiller doucement, nous fit habiller et nous embrasse en nous souhaitant bonne chance. Son frère nous attendait. Il nous emmena dans les locaux d'une administration allemande de la ville où des gens charmants nous reçurent sous la photo d'Adolf. Puis nouveau départ, sous la conduite d'un honorable fonctionnaire nazi (avec l'insigne), le lieutenant français W. qui lui aussi nous emmena chez lui où un repos comme nous n'en avions pas fait depuis longtemps nous attendait. Il nous donna deux passe-montagne et nous accompagna à un hôtel (réquisitionné par la Wehrmarcht) où nous eûmes la surprise de retrouver quatre autres K.G. qui attendaient là, le soir favorable pour passer la frontière. L'un d'entre eux était je crois aussi du IV C : PACHEL, anciennement à l'Oeuvre. Quelle atmosphère... quelle joie ... Deux jeunes gens de 17 à 19 ans, un jeune homme et une jeune fille blonde comme les blés et charmante devaient nous "passer". Là, les six évadés furent tant bien que mal habillés un peu plus décemment, pourvus de cigarettes, de confortables sandwichs et même d'argent français. J'insiste sur le fait que rien ne nous fut demandé en échange. Tous nous laissâmes avec reconnaissance les marks qui nous restaient.
Le soir même, départ - alerte à la gare, rafle, demi tour rapide, nouveau départ, train ouvrier (des mineurs je crois, il faisait noir comme en un four), nous descendons à Masevaux (ex Masmünster). De là, notre groupe - nous sommes huit - doit gagner le cimetière et attendre le passage de la patrouille. Au détour d'un chemin une voiture surgit tous phares allumés. Huit plongeons dans l'obscurité. Mon nez rencontre des barbelés et en portera la marque longtemps. Nous atteignons le cimetière et là, assis sur les tombes (cela créé tout de suite l'atmosphère) nous dûmes rester immobiles pendant deux ou trois heures. Je crois que jamais je n'ai eu aussi froid de ma vie. Lorsque le signal du départ fut donné nous pouvions à peine nous lever. En file indienne nos guides en avant (et moi le dernier par habitude) nous avancions dans un terrain gelé, traversant des bois où la moindre brindille claquait sous les pas avec un bruit qui nous semblait infernal. Puis ce fut un marais gelé, la glace craquait et nous nous retrouvions les pieds dans l'eau glacée mais la croûte de la glace à hauteur du genou. Les pantalons retroussés jusqu'où l'on pouvait. J'imagine que notre caravane devait avoir une allure certaine.
Vers 02h, notre jeune guide vient vers moi et me dit "Cette fois, je crois que c'est fini, nous sommes passés". Une demi-heure plus tard nous nous glissions dans une cave de Rougemont en France ... occupée.
Jusqu'au matin nos guides restèrent avec nous et nous donnèrent les dernières instructions. J'admire encore le cran de ces jeunes gens, de cette jeune fille en particulier. J'ai malheureusement eu le chagrin d'apprendre qu'ils furent dénoncés et fusillés par les Allemands en 43.
Quant au lieutenant W. "grillé" il put rejoindre la France. J'ai su qu'il commandait une compagnie dans le maquis de Haute-Savoie et j'ai perdu sa trace depuis.
Je n'ai pas de nouvelles de nos deux amies alsaciennes, mais j'espère en obtenir.
De Rougemont nous prîmes le car le lendemain à 06h pour Belfort où une chambre et une table bien garnie nous attendaient.
L'après-midi, train pour Besançon. Arrivée à Besançon vers 06h. Trois d'entre-nous dont PACHEL avaient manqué le train (la soif en était la cause). Je me proposai à Besançon pour aller les attendre à la gare. Je fonce, je ne trouve qu'un groupe de feldgendarmerie qui tient absolument à voir mes papiers. Puisque je n'en ai pas, je prends un départ de 100 m de grand style et je retourne au lieu de rendez-vous avec mes deux camarades - dont BLACHE - : personne. En désespoir de cause, je déambule dans Besançon, je rentre dans des cafés remplis de felgrau et de fumée. J'en ressors aussitôt. Et c'est en ressortant d'un de ces cafés qu'un gentleman en vert avec un joli collier de vache sur la poitrine et une lampe à la main me prend par le bras en braillant "papiers". J'ai aussitôt pensé : "Je suis fait !". Non pas encore, car le "frisé" se retourna pour arrêter une autre personne et ... j'ai de nouveau joué les sprinters. Je pense qu'il est regrettable que les circonstances ne se soient pas prêtées à un chronométrage honnête car ce soir là j'ai dû battre bien des records.
La ligne d'arrivée fut pour moi un café. Je rentrai, m'affalai sur une chaise en demandant un marc. Aussitôt on me servit un diabolo menthe (encore du vert !). La patronne de ce café me regardait avec insistance et je commençais à sentir ma cravate me gêner, lorsqu'elle me fit signe de la rejoindre dans l'arrière salle. Elle avait deviné (oh sans mal) que j'étais un évadé et se mit à ma disposition pour me faire loger chez un de ses amis. C'est ainsi qu'une demi- heure après j'étais à la table d'un boulanger de Besançon qui me traita royalement et me logea pour la nuit. Mais de mes camarades, pas de trace. Je résolus de passer seul et le lendemain, un dimanche, je partis à pied (malgré mes pieds en sang à cause des chaussures trop petites) pour faire les 40 km qui me séparaient de la ligne, lesté je dois le dire d'un respectable casse-croûte.
Mais après 25 km je ne pouvais plus avancer, je m'arrêtai dans un village, frappai à une porte. C'était ... celle du frère du passeur qui devait prendre mes camarades à Besançon. De plus, je tombai au milieu d'un baptême et je dus aussitôt me mettre à table, manger, boire etc.. Ensuite, dans une voiture "allemande" nous sommes partis danser à 10 km de là... huit dans une 202 ; c'est un des moments de mon évasion où j'ai eu le plus la frousse.
Ces braves gens me soignèrent pendant quatre jours comme un coq en pâte et le matin du 5ème jour me mirent dans le train... où je retrouvai mes cinq camarades. Le reste est sans histoire. Nous passâmes la ligne sans encombre. Le passeur nous paya le champagne à l'arrivée. Nous sautions comme des fous, en hurlant sur la route, la route de la France libre ...
En relisant j'éprouve cependant le besoin de dire encore un mot : l'accueil que nous avons trouvé tant en Alsace qu'en zone interdite (Belfort - Besançon) fut admirable et nous fit verser des larmes de reconnaissance. Le souvenir de cet accueil reste pour nous impérissable.
Par contre, dès l'instant où notre but fut atteint, c'est à dire la France dite libre, l'accueil peut se résumer en une formule brève mais exacte. La voici : partout, et particulièrement les administrations, bureaux, l'armée, etc. (et même les particuliers), partout nous lisions clairement la pensée des gens, lorsqu'elle n'était pas exprimée plus ou moins explicitement : "des bouches inutiles, ils auraient mieux fait de rester où ils étaient ...".
C'est tout !
Paris, décembre 1945
Texte de Jack CHABOUDEZ
Cet épisode d'évasion écrit par l'auteur et adressé à l'Amicale du IV C a été publié (en partie seulement) dans le numéro 2 des Échos du IV C de mars 1946.
Découvert dans les archives d' Élie-Jean PASCAUD il est publié ici dans son intégralité.
Dessins de R. Crémeaux, imprimerie Thiolat Frères, St Amand, Cher (collection personnelle)
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