Le prisonnier de guerre n° 38 372
Il s’appelait Fernand BABARIT. Pour l’administration du Stalag IV B, c’était d’abord un numéro matricule qu’il portait sur une plaque métallique attachée autour du cou : le 38 372. La guerre a été déclarée le 2 Septembre 1939 et Fernand, 32 ans, est mobilisé dès le deuxième jour, car il fait partie de la première réserve. Vendéen, il prend le train à Pouzauges pour rejoindre Vannes par la Roche-sur-Yon et Nantes.
Il raconte :
Il raconte :
« J'ai rejoint le 35ème d'artillerie. De Vannes à Meucon nous sommes partis à pied. C'était un régiment qui se formait alors. Nous sommes passés au magasin : "Habillez vous". On a reçu tout le barda : bidon, musette, deux masques à gaz, mais aucun n'était utilisable. C'était du vieux matériel de la guerre 14-18. Plus tard les Allemands se moqueront de notre équipement.
Les convois
Au bout d'un mois à Vannes, nous avons conduit à la gare les chevaux et les canons. Chacun des wagons pour chevaux avaient deux hommes pour les garder. En tant que conducteur je m'occupais aussi des chevaux. Il fallait huit chevaux pour tracter un canon de 155 court. Le canon pesait 3 515 kilos. Les canons étaient montés sur des wagons plats. Les chevaux demandaient beaucoup de soins : il fallait leur donner à manger, à boire, les brosser, les atteler. Les faire monter dans le train était un véritable sport. Les servants s'occupaient des canons et des caisses de munitions à charger dans les wagons.
Nous avons quitté Vannes. A Paris nous sommes passés par la petite ceinture, puis direction Reims. On s'arrêtait pour manger la soupe. On emmenait la roulante : une grande chaudière sur roues. Chacun s'approchait avec sa gamelle dans laquelle la soupe était versée. Par dessus la gamelle individuelle, il y avait un compartiment plat dans lequel était déposé un morceau de « barbaque ». On recevait aussi un quart de pinard.
Après Reims, nous sommes partis vers la Meuse jusqu'à Champigny. Pour dormir on a trouvé des toits à cochons. Il a fallu enlever le fumier, nous avons mis de la paille et nous avons dormi là. Les chevaux étaient attachés par groupes de quatre. Des piquets avaient été plantés pour les attacher. Des sentinelles montaient la garde auprès des chevaux et des canons.
De Champigny jusqu’à la Meuse nous avons marché pendant quarante-huit heures. Le lendemain nous sommes partis pour la Meurthe-et-Moselle. Nous y sommes restés quinze jours. De là, nous sommes partis en Moselle, à Ilayance. Puis direction les Ardennes. De là nous sommes montés en Belgique.
On n'avait rien à faire ! Nous étions là comme des touristes ou comme un cirque en déplacement. Un jour ici, un jour plus loin. On emmenait nos quatre batteries, nos fourgons et nos chariots, toujours tirés par les chevaux. Les servants étaient assis sur les caissons des batteries, des caissons dans lesquels il n'y avait rien. Car nous n'avions toujours pas de munitions. J'avais deux chevaux à conduire. Ils tiraient les canons qu'il fallait garder à distance l'un de l'autre. Parfois les chevaux s’énervaient et devenaient difficiles à tenir. A Thionville, je devais faire chauffer la chaudière pour la cuisine, chauffage au bois, bien sûr. Le bois vert taillé dans la forêt brûlait mal, mais en y ajoutant deux ou trois kilos de graisse, le feu démarrait quand même.
Le cavalier
J'avais remplacé un cuisinier dans le moment où les ouvriers spécialisés étaient rappelés par leur patron. J'avais aussi remplacé un ajusteur à la cuisine. Le chef cuistot était un ancien boucher qui travaillait à la Villette dans une boucherie chevaline. Il s’y connaissait en chevaux et ce jour-là il m'avait confié deux canassons, signalés comme "très dangereux" sur leur fiche. Mais on ne m'en avait rien dit. "L'ordre de service en campagne" arrive. On part, toujours sans munition, mais avec les canons. Mes deux chevaux ont été joints à deux autres qui ne voulaient pas démarrer. Les miens se cabrent tout debout. On a enlevé les deux autres et les miens ont démarré au grand galop. Je tenais les guides, mais arrivés sur la route, les chevaux ont commencé à lever le cul, à danser de gauche et de droite. J'étais sur l’un d’eux et je ne pouvais pas descendre. Un timon s’est trouvé brisé par le milieu et il a fallu le remplacer. On en installe un autre et dix mètres plus loin, il casse aussi. L'adjudant qui était là, au lieu de m'aider, me regardait. J'ai fini par réussir à sauter à terre. Je n'ai jamais pu remonter et il a fallu faire les quinze kilomètres à pied.
En arrivant le capitaine me dit : "Dites donc, vous, vous n'avez pas peur. Vous auriez pu vous faire tuer"
Par la suite nous menions nos chevaux aux champs. On était là, on tournait en rond. L'armée avait loué un pré pour y mettre les chevaux. Des paysans nous vendaient du cidre à cent sous le litre.
Face à l’ennemi
Tout cela a duré environ neuf mois. Les Allemands ont attaqué la Belgique. La plupart du temps il faisait beau, un temps clair, avec un beau soleil.
Mais la guerre était là. Les Allemands ont contourné la ligne Maginot et envahi la Belgique. A cette nouvelle nous sommes partis en un quart d'heure, toujours avec les chevaux. Un copain Fernand VANDICK, du bureau du commandant me dit : "Tu sais, ça va mal. On part à la rencontre des Allemands. Ils ont envahi la Belgique." Nous avons marché durant plusieurs jours, principalement de nuit.
Le 8 mai, on prend position à quatre heures du matin, soit-disant pour arrêter les Allemands, mais ils avaient déjà passé la Meuse. Les canons étaient en position de tir. Des camions devaient nous amener des obus, mais on n'en n'avait toujours pas. On devait aller à l’attaque, mais sans munition.
Un chauffeur est tout de même arrivé avec un grand camion d'obus, en nous demandant où les mettre. Nous ne savions pas quoi lui dire. Finalement on ne s'est jamais servi de nos canons.
L'armée allemande a fait irruption avec des chars, alors que nous n’avions que des chevaux. Nous avons été encerclés, les chars allemands devant et les automitrailleuses derrière. La mitraille tombait. Des avions nous survolaient.
Le commandant s'avance vers les Allemands. C'était le comte de LAMBILLY, un breton. Il est allé à leur rencontre, révolver au poing. A l'approche des Allemands il a balancé son révolver. Nous avons couru sur une centaine de mètres, mais les Allemands sont restés calmes. Des haut-parleurs invitaient les soldats à rester sur place. Ils disaient "Rappelez vos camarades !" Sur mon cheval, j'ai levé les bras en l'air, le cheval allait dans tous les sens car il était excité. Face à moi et arborant un insigne à tête de mort, un soldat allemand. Un copain me crie : "Attention, il va te descendre". A cause de mon étui de révolver, il pouvait me croire armé.
On ne nous a pas tiré dessus car nous n'apparaissions pas comme dangereux. Pour tout équipement militaire je ne disposais que d'un masque à gaz et mon étui de révolver était vide.
Les soldats allemands ont regroupé les chevaux dans un parc. Le commandant allemand, qui parlait français, a dit à notre commandant : "Ce n'est pas très fort pour un commandant de se rendre sans se battre." Et notre commandant a répondu : "Pour se défendre, encore faut-il avoir des armes." Les Allemands savaient que nous étions sans armes. Nous avons été faits prisonniers. Notre chance, malgré tout, a été d'être sans armes. Ils nous ont dit :"Il nous faut des travailleurs en Allemagne ; vous serez payés."
Des hordes de prisonniers
Nous avons marché pendant huit à neuf jours. Quand on demandait à manger, on s'entendait répondre : "Débrouillez-vous !". Il était déjà impossible de s'évader. Nous avions marché jusqu'à Virvim-d'Aisne et de là nous sommes partis, toujours à pied jusqu'à Bastogne en Belgique.
On nous donnait quand même à manger, mais il y avait deux heures d'attente pour une gamelle de soupe. Une gamelle qui souvent n'était que de l'eau ou à peu près. Quand arrivait notre tour, parfois il ne restait plus rien.
Les marches étaient interminables. En une semaine, on a peut-être fait trois cents kilomètres. On dormait la nuit sur la banquette (bord de la route). On marchait n'importe quand. Les Allemands ne nous forçaient pas. De plus, il n'y avait plus de train. Toute la division Korapt a été ramassée à ce moment-là.
A Bostogne, on nous a donné un bout de pain avec un peu de saucisson. Embarqués sur des wagons à bestiaux, on ne pouvait pas même pas s’allonger pour dormir. Tout juste un peu d'air pour respirer. La Croix Rouge est passée, elle a demandé nos gamelles et nous a donné un peu de soupe servie à la louche.
On nous a débarqués à Mulberg en Saxe. Nous étions là une file de cinq cents prisonniers, à la queue leu leu. Nous y sommes restés un mois dans une chaleur abominable, envahis par les puces laissées par les Polonais qui venaient de partir. Question nourriture, nous avions droit à une gamelle de bouillon ; pas plus. Difficile encore de donner des nouvelles à la famille. Pour la première carte que j'ai pu expédier, nous n'avions le droit qu'à quelques mots :"Je suis en bonne santé." C'est tout.
La vie dans les camps
Nous étions un convoi de 1500 prisonniers et je fus envoyé dans les Sudètes, près de la Tchécoslovaquie comme travailleur forcé dans une usine d'essence synthétique où nous étions 28 000 ouvriers (sans doute le site de Brüx-Hydrierwerke - note de Loïc P.D.). L'usine s'étalait sur seize kilomètres carrés. Devant mon peu d'empressement à travailler pour l'ennemi, le contre-maître, qui était gros et gras, me traitait de "gross faoud" autrement dit "grand fainéant". On travaillait à ciel ouvert, quand il pleuvait trop, une sentinelle finissait par crier : "aux baraques !". Alors on nous conduisait aux baraquements. Un camp de trois mille prisonniers.
La faim ne nous lâchait pas : on avait une gamelle de choux pour tenir jusqu' au lendemain soir et quelques grammes de pain de seigle. Après le travail, avant de retrouver les baraques de prisonniers, j'allais chercher dans les poubelles. Parfois je trouvais quelques patates plus ou moins avariées, je les glissais dans ma vareuse. Pour les faire bouillir il fallait voler du charbon ou du bois en déjouant la surveillance du S.S. de faction. Quand on était exempt de service, on était de corvée de pluches. Bonne occasion pour en dissimuler dans les poches. Pour survivre on essayait d’en voler n’importe où mais il aurait été dangereux de toucher aux silos qui étaient très surveillés. Dans cette usine et ces baraques, c’était
"la mort à petit feu". J'ai réussi à en sortir au bout de neuf mois.
La zinguerie
Je travaillais avec un parisien qui était agent d'assurances, six mois à Nevers, six mois à Paris. Quand les tôles partaient, il fallait les dégager. Elles passaient sur des rouleaux, sur une machine par séries. Ensuite sur des chariots qui roulaient sur des wagonnets. Lui poussait les tôles, moi je les attrapais. Elles étaient brûlantes et nous n’avions pas de gants. Pour les mettre sur le chariot, il fallait faire très vite. Le parisien et moi, on avait de la peine à se coordonner.
Un soir après la douche, - j'y allais souvent à l'usine, - à mon retour, le contre-maître me dit : "Ferdinand, viens m'aider car une autre équipe va arriver et il faut mettre une série de tôles dans l'acide chlorydrique. Il y en a pour dix minutes". En fait, le contre-maître n’est pas resté et ce travail m’a pris une demie heure. Quand le contre-maître a été parti, je prenais les tôles sur les wagonnets et je les mettais directement dans la cuve. A son retour, il m'a accusé de sabotage. Je lui ai dit : " Tu m'avais dit qu'il y en avait pour cinq minutes et voici une demie heure que je suis là et toi tu es parti." Il s'est radouci. J'ai pu m'en aller, mais arrivé au kommando, les sentinelles s'inquiétaient, au point d'avoir téléphoné à l'usine pour savoir si je m'y trouvais encore.
Par la suite, des déportés Russes sont arrivés. Ils étaient un groupe de vingt-deux. Après nous, ils ont assuré ces rudes travaux de manutention.
Une évasion
Un camarade qui travaillait avec nous s'est évadé. Aussitôt on nous a accusés d’être complices. Il s'appelait "BONNET", de Saint-Étienne. Il avait combiné son évasion avec un civil allemand qui travaillait à la zinguerie. Il avait fait venir des costumes civils. C'était un jeune actif, blond, les yeux bleus. Il vendait les colis qui lui arrivaient de France (chocolat, tabac) pour acheter des effets . Il s'était procuré un petit chapeau et un transcott. Il voulait m'emmener avec lui. Il a pris un billet de train pour Stuttgart. C’est là qu’il a été repris. Le chef de poste nous en a informés. Il était parti dans la nuit, il avait scié les barreaux du kommando. Un copain les avait recollés et ça ne paraissait pas du tout. Tous les soirs il y avait l'appel, mais le matin pour aller au travail, il n'y avait pas d'appel. A la zinguerie, quand on est arrivé au travail le matin, on nous a dit : " Où est BONNET ?". On a dit qu'on ne savait pas, que l'on ne l'avait pas vu. Mais le soir à l'appel il n'était toujours pas là. L'interprète a montré les barreaux qui avaient été sciés. Le mois suivant, tous les jours nous étions contrôlés. Si on arrivait légèrement en retard à l'usine qui était à cinq minutes du kommando, il fallait en expliquer les raisons.
Violences
Un jour, un Russe qui avait avalé un litre de schnaps m'envoie un coup de poing. Il s'appelait PREKOP. Il a commencé par me demander des cigarettes et moi je n'avais pas de tabac. Les mots nous manquaient pour s’expliquer entre Russes et Français. Il veut me démontrer que les Russes sont plus forts que les Français qui ont perdu la guerre, qu'il fallait bien trois Français pour faire un Russe… Il m'envoie un coup de poing qui me projette en arrière. Je reviens sur lui. On se bagarre à terre. J'étais dessous, l'autre était dessus. Il était costaud. Au bout d'un moment pourtant, j’avais le genou sur lui et il commençait à pâlir. Les autres disaient : " Tu n'as qu'à le finir, on fera un trou et personne n'en saura rien." Je leur dis : "On n'est pas fou, on ne peut pas aller jusque-là." Je lui dis : "Moi, je n'ai pas bu de schnaps, je n'ai bu que de l'eau, tu me dis qu'il faut trois Français pour battre un Russe, regarde, je suis tout seul". Il me dit : " ia, ia". Par la suite il a continué de m'en vouloir.
Stratagème
La vie était très dure à l’usine. Un type qui faisait partie de ma piaule m’avait dit : "Va à l'infirmerie. Il y a là deux infirmiers qui donnent des soins l'après-midi : le petit est vache mais le grand est bon gars. » J'y suis allé. L'infirmier a bien vu que je n'avais pas grand-chose, mais il m'a mis un jour et demi exempt de service.
L'exemption de service s'est prolongée. Tous les jours j'allais à la visite médicale mais on ne me donnait pas de soins. Après quinze jours environ, l'infirmier me dit : " Demain, arbeit. "
Là on travaillait nuit et jour. L'usine ne s'arrêtait jamais. Les gaz de la zinguerie étaient toxiques. J'en avais marre. De temps en temps je me faisais porter malade et j'allais à la visite. Je voulais quitter ce travail. Je suis allé voir l'infirmier, un Belge. Je lui dis carrément que je n'étais pas spécialement malade, mais il me dit : "Il faut avoir un motif pour quitter la zinguerie, il me dit : "Je ferai tout ce que je pourrai pour toi, tu ne diras rien".
Le stratagème a marché. Je suis appelé et le commandant fait venir l'interprète. J'avais pris la précaution de fumer des cigarettes polonaises, les plus dures. Il y en a cent par paquet, j'en avais peut être fumé cinquante. J'arrive en toussant comme un tuberculeux. Je toussais sans arrêt, car cela me piquait à la gorge. Il ne m'a même pas ausculté. Il a pensé que j'avais les bronches prises. Il a dit :
" Changez le de travail, travail léger (leich arbeit)". Déjà à la zinguerie, on avait remarqué que je demandais souvent d'aller à la visite médicale mais le sous officier allemand m'avait dit : " Si tu n'es pas reconnu, cela ira mal pour toi."
Au moment de retourner à la baraque, l'interprète de la baraque, un Français m'appelle par mon numéro : "le 38372, tu pars demain matin". Il m'a dit : "Je ne sais pas où tu vas, mais en tous cas tu seras mieux que là. Sois au poste de police demain matin à 7 heures." Je n'ai pas dormi de la nuit et à 6H30 j'étais devant le poste de police. C'est à ce moment là que j'ai rencontré Éloi ABADIE, de Samatan dans le Gers.
Éloi ABADIE |
Il y avait aussi un maréchal-des-logis-chef, de Rennes, mais originaire de Vendée et qui s'appelait "COINDREAU". C'était un engagé. Sous-officier-de carrière, il était maître-sellier, galonné, avec de grosses bagues aux doigts. Il y avait aussi un professeur de Limoges qui avait enseigné à la Roche-sur-Yon et qui s’appelait Henri BESNARD. Il parlait anglais et allemand. A la déclaration de guerre, il était devenu aspirant officier de réserve. Il a été fait prisonnier comme sergent. Tous m’appelaient « Ferdinand ».
Nous avons été conduits à "Komotau". Le maître-sellier travaillait chez un patron en ville. Il s'est pris de querelle avec lui, affirmant que les Allemands étaient "kapout". Il a été embarqué, peut-être pour un camp de concentration. On ne l’a jamais revu.
Après neuf mois de zinguerie, nous sommes déposés chez un architecte. Ce patron, qui était actionnaire d'une usine de guerre, avait dit au professeur de Limoges : "Je ne vous donne pas cher, je vous donne soixante-dix pfennings par jour, mais vous ne les gagnez pas". L'autre lui répondit : "Je ne vous demande rien".
On avait d'abord à déblayer cette usine qui avait brûlé : une ancienne fabrique de portes et de fenêtres dans une entreprise générale du bâtiment. Ce patron avait aussi deux ou trois vaches, une paire de bœufs et trois chevaux. Il avait également, nous a-t-on dit, une usine d'automobiles à Prague. Notre travail, c’était surtout des travaux de manutention entre la gare et l'usine.
Jardinier
Comme j’étais censé être malade des poumons, le commandement allemand m’envoie travailler chez un fleuriste. Ici j'ai passé un an à cultiver les fleurs. Les serres étaient chauffées l'hiver. Les murs étaient recouverts de carreaux de mosaïque. Le patron diplômé de l'école de Prague, arrivait en cravate et souliers de daim. Au potager il récoltait des radis dès le mois de février. Il m'en donnait pour le kommando où je retournais chaque soir avec les autres prisonniers. Je suis devenu cocher et je faisais du transport notamment vers la gare. J'avais ma pipe. On trouvait plus facilement du tabac que de la nourriture. Heureusement, il y avait les colis envoyés de France par la famille.
Bombardements
Dans les bombardements, tout le bâtiment du kommando était ébranlé. Les bombes les plus terribles étaient les bombes soufflantes. Elles arrachaient tout. La première fois qu'ils ont bombardé la ville de Komotau, nous étions ensemble : ABADIE, BESNARD et moi. Après les bombes, nous sommes partis déblayer, ramasser les arbres coupés, les volets ou les portes arrachées. Nous étions tous les trois avec nos pelles et nos pioches. Une bombe à retardement a éclaté tout près de nous au moment où nous passions devant une usine. Heureusement, elle était à demi-enterrée dans une terre calcaire. J’étais couvert de terre. Les deux chevaux se sont cabrés. Les civils couraient, affolés.
Nous n’étions pas loin de la ville de Dresde, tristement célèbre, pour les bombardements américains qui ont fait 200.000 victimes en 1945.
72 lits dans une baraque
Dans ce kommando on dormait à soixante-douze dans la même pièce, sur des lits superposés. Je dormais tout en bas. Dans le kommando, nous étions de toutes sortes de profession : mécanographes, dentistes, électriciens, mécaniciens, imprimeurs. Nous n'étions que deux paysans, Eloi ABADIE et moi. Nous arrivions d'un peu partout, Marseille, Toulouse, Paris. Deux autres vendéens, un sergent originaire de Saint-André-d'Ornay et un huissier de justice, venant de Beauvoir-sur-Mer.
Radio clandestine
On apprenait les nouvelles car nous avions un poste de radio dans le kommando. Certains patrons n'étaient pas favorables à la politique du pouvoir nazi et ils le faisaient savoir. Quant à nous, nous écoutions les postes clandestins. On disait aux sentinelles que c'était Radio-Vichy. On s’était remis à espérer. Quand un gardien arrivait et qu'on écoutait Radio-Londres, on fermait tout de suite mais après on revenait dessus tout naturellement. A d'autres moments, des sentinelles nous disaient : "Si chacun de vous nous donne une cigarette, ce soir vous pourrez écouter Radio-Londres ou Radio-Moscou".
Quand les Américains ont débarqué en Normandie le 6 juin 1944, la population allemande ne l'a pas su tout de suite. Nous l'avons appris et ce fut la fête. On a tapé sur les casseroles. L'officier, devant ce barouf est venu trouver la sentinelle pour savoir ce qui se passait. Elle a répondu : " Ah, vous savez depuis cinq ans qu'ils sont là, ils sont un peu fous, un peu malades."Ia, ia" répond l'officier. Il ferme la porte puis il s'en va. Le lendemain matin la sentinelle dit à notre interprète : "Komm, Komm, viens, viens, les Américains ont débarqué." On ne lui a pas dit qu'on le savait depuis la veille. On a fait les étonnés. On savait tout ce qui se passait.
Marche vers la liberté
Plus tard, quand les Russes sont arrivés à Prague, la dernière semaine a été abominable. Nous étions encerclés. La première usine où j'avais travaillé a été bombardée dix-sept fois. Il y avait quatre ou cinq usines de guerre et une gare de triage importante à Komotau. Les Russes arrivaient à Prague, les Américains à Karlsbad et les Anglais à Dresde. Les Français étaient à Stuttgart. Nous étions situés près du dernier noyau de résistance de l'Allemagne nazie. Quand le commandant allemand a capitulé, on nous a fait dire qu'on était libres. C'était le 7 ou le 8 Mai 1945. "Allez où vous voulez, les Américains sont à Karlsbad. Les Russes sont à Prague, ils vont arriver ici."
Nous redoutions d'être libérés par les Russes. Ils avaient la réputation de tirer sur tout ce qui bouge sans regarder si c'est Français ou Allemand, ami ou ennemi. Qui allait arriver les premiers? Le maire de Komotau avait dit : Si c'est les Russes, je me défendrai jusqu’au bout. Si c'est les Américains, je hisse le drapeau blanc.
Les S.S.pris dans la poche de résistance ont été grillés au lance-flammes par les soldats russes.
Pour rejoindre les Américains, nous avons marché pendant soixante-douze kilomètres dans les montagnes des Sudètes. Nous étions un groupe de quatre-vingt ou cent ensemble. Nous avions entendu les Américains nous dire, sur les radios clandestines : "Restez en groupes homogènes pour éviter d'être attaqués individuellement".
Il devint vite très difficile de circuler. On voyait arriver beaucoup d'Allemands, des civils de tous les côtés, qui fuyaient les Russes. Les « Military Police » circulaient avec des haut-parleurs sur la route en disant : "Dégagez, dégagez. Les Anglais d'abord et puis les Français."
A tombeau ouvert derrière une chenillette
Au contrôle de police, il suffisait de montrer sa plaque métallique avec son numéro matricule. On nous a demandé de nous rendre à Heideger mais il fallait y aller par ses propres moyens, soit quatre-vingt kilomètres à pieds.
Nous étions quatre ensemble dont Henri BAUDU, l'ami vendéen de Saint-Pierre-du-Chemin, un cuisinier du Hâvre, ancien de la marine marchande, et un quatrième prisonnier du Jura, du nom de GENTÉ qui nous dit : "Si on trouvait une voiture…, moi, chez moi j'en conduisais une ». Et voilà que se trouve là une belle voiture décapotable, mais sans essence !... Il demande un jerrican d'essence aux soldats américains qui refusent. Voilà que passe une chenillette à bord de laquelle se trouve un Français. Au moyen d'un câble on attache la voiture derrière. La chenillette tombait constamment en panne, mais comme il y avait deux ou trois mécaniciens dans la bande elle repartait toujours. Une bonne fois, elle s'arrête complètement. Surgit un camion américain conduit par un noir. Il s'arrête, on attelle la chenillette derrière le camion et la voiture décapotable, derrière la chenillette. On roule à tombeau ouvert dans les lacets de la montagne. GENTÉ, le conducteur de la voiture décapotable attelé en troisième position nous dit : "Eh les gars! jusque là on a eu la vie sauve, mais maintenant je ferme ma gueule". Tout à coup, on entend un grand choc. La chenillette s'immobilise et commence à prendre feu. Le chauffeur noir arrête son camion, défait le câble et s'en va. Un officier de la Military Police survient. Il parle très bien le français, il nous dit : "Qu'est-ce que vous faites avec cette caisse ? Balancez-moi ça, c'est un danger public ! Et attendez ici ! Cela demandera une heure ou plus, mais on vous ramassera tous. Je ne veux pas voir tout ce monde au long de la route."
Des camions sont arrivés au bout de quelques heures ? On nous a fait monter à trente ou quarante par camion. Aux affamés que nous étions, on a remis des rations américaines avec jambon, pâtes, oeufs, cigarettes. Nous sommes restés huit à quinze jours dans un camp. Nous étions à Bamberck. Puis on a pris le train qui nous déposait de camp en camp. On dormait sur la paille : deux jours ici, deux jours plus loin. On attendait que les trains soient prêts et que le ravitaillement arrive.
A l'extrème droite : Henri BAUDU et près de lui
l'auteur de ce récit, Fernand BABARIT
Retour au pays après 5 ans
Il a bien fallu cinq à six jours pour arriver en France. Le train s'arrêtait souvent pour laisser passer les convois qui montaient sur le front. On a rejoint Metz où j'ai pu envoyer un télégramme à la famille qui était sans nouvelle depuis des semaines. Le télégramme est daté du 20 mai. A la poste de la Flocellière il arrive le 22 et ne sera porté à la famille que le lendemain en raison du dimanche.
Pendant ces années de captivité tout le courrier était censuré. On ne pouvait pas mettre un mot de critique sur 1'Allemagne nazie. On nous remettait des imprimés comme papier à lettres. Dans le courrier qui nous arrivait, comme dans celui qui partait, certaines lignes étaient barrées de noir pour les rendre illisibles. Dans les dernières semaines aucun courrier ne passait.
Le train nous a conduits à Nantes en évitant Paris. Et puis à La Roche-sur-Yon où un centre d'accueil est ouvert pour les prisonniers. De là, le train jusqu'à Pouzauges, avec Henri BAUDU qui est descendu une station ou deux avant. C’était le 24 mai 1945.
Personne à la gare ! Dans la rue je trouve quelqu'un qui me dit : "Mais tu es un ancien prisonnier ? " Sur ma réponse il me prend dans sa voiture et se fait accompagner par le maire de ma commune. Les deux hommes me laissent à distance de la maison pour que je fasse seul mon entrée. Ils ne veulent pas s'imposer au moment où je vais m'avancer vers les miens. L'émotion alors est forte. Je retrouve mon épouse, mes deux enfants. Après cinq ans d’absence, les mots viennent difficilement, mais peu à peu la vie normale reprendra et un vrai bonheur familial nous réunira. »
Remerciements à M. BABARIT pour ce témoignage et les photos de son papa
Photo Éloi ABADIE (archives É.J. PASCAUD)
Texte remis en page le 07/01/2014
Les photos et documents publiés sont sous licence d'usage CC BY-NC-SA 2.0 FR
1 commentaire:
Merci à l'abbé BABARIT qui m'a permis de retrouver traces des enfants d'Éloi ABADIE ce qui va me permettre de leur transmettre la
photo de leur papa, publiée dans cet article, ainsi que d'autres documents provenant des archives d'É.J. PASCAUD.
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